L'auteur de “1984” avait une dette vis-à-vis de l'auteur de “Brave New World” ; et tous deux avaient une dette vis-à-vis de Shakespeare, car la dystopie est fille aînée de l'Histoire.
Georges Orwell (1903-1950) croisa Aldous Huxley (1894-1963) au collège d'Eton où ce dernier enseignait le français. En dépit de ses origines modestes, Orwell avait pu étudier à Eton, en principe réservé aux rejetons de la “haute société”, grâce à une bourse.
Orwell conserva de sa scolarité à Eton un mélange de dégoût et d'admiration pour les élites britanniques.
Paru en 1948, dix-sept ans après “Brave New World”, “1984” reprend beaucoup des idées de Huxley sur l'oppression “post-moderne”, bien que Orwell ajoute son observation personnelle. Nous publions ci-dessous la réponse que Huxley fit à Orwell, après avoir reçu “1984”.
Wrightwood, Californie
21 octobre 1949
Cher M. Orwell,
C’est très aimable de votre part d’avoir demandé à votre éditeur de m’envoyer un exemplaire de votre livre. Il m’est parvenu alors que j’étais en plein milieu d’un travail exigeant beaucoup de lecture et la consultation de notes ; or ma mauvaise vue me contraint à rationner mes lectures (1). Il m’a fallu attendre longtemps avant de pouvoir m’embarquer dans « 1984 ».
Je suis d’accord avec tout ce que la critique en a dit. Inutile de vous redire combien ce livre est bon et très important. Je préfère parler du thème dont traite le livre – à savoir la révolution ultime. On retrouve les prémices d’une éthique de la révolution ultime – d’une révolution qui se situe au-delà de la politique et de l’économie, et qui vise à la subversion totale de l’individu, tant sur le plan psychique que physique, dans le Marquis de Sade, qui se considérait lui-même comme le continuateur, l’achèvement de Robespierre et Babeuf.
L’éthique de la minorité dirigeante, dans « 1984 », est un sadisme qui, au terme de son développement logique, se situe par-delà la sexualité, jusqu’au déni de celle-ci.
Le régime actuel de la-botte-piétinant-un-visage-humain (2) peut-il durer indéfiniment ? Cela me semble peu probable. Ma propre conviction est que l’oligarchie au pouvoir découvrira des moyens moins brutaux et plus efficaces de régner et de satisfaire ainsi sa soif de pouvoir ; et ces moyens ressembleront à ceux que j’ai décrits dans « Le Meilleur des Mondes ». J’ai récemment eu l’occasion de me pencher sur l’histoire du magnétisme animal et de l’hypnose, et j’ai été très surpris par la manière dont le monde, il y a cent cinquante ans, a refusé de prendre au sérieux les découvertes de Mesmer, Braid, Esdaile, etc.
En partie à cause du matérialisme dominant, et en partie à cause d’un souci de respectabilité dominant, les philosophes et les hommes de science du XIXe siècle n’ont pas voulu enquêter sur les aspects les plus étranges de la psychologie des politiciens, des soldats et des policiers, afin de découvrir des applications dans le domaine de l’exercice du pouvoir (3).
Grâce à l’ignorance volontaire de nos pères, l’avènement de la révolution ultime a été reporté de cinq ou six générations. Un autre événement heureux fut l’inaptitude de Freud à maîtriser l’hypnose, et son dénigrement consécutif de cette pratique. Cela a retardé l’usage de l’hypnose en psychiatrie d’au moins quarante ans. Mais, désormais, la psychanalyse se combine avec l’hypnose, et l’hypnose a été facilitée et rendue indéfiniment prolongeable à travers l’usage des barbituriques, qui plongent dans un état d’hypnose et d’hébétement les sujets les plus récalcitrants.
Dès la prochaine génération, je crois que les dirigeants du monde découvriront que le conditionnement des enfants et la narco-hypnose sont plus efficaces, comme instruments de gouvernement, que les clubs et les prisons, et que la soif de pouvoir peut aussi bien être comblée tout à fait en inculquant le goût de la servitude plutôt qu’en usant de moyens comme le fouet ou les coups.
En d’autres termes, j’ai le sentiment que le cauchemar de « 1984 » devrait se transformer en cauchemar d’un monde qui ressemblerait plus à celui que j’ai imaginé dans « Le Meilleur des Mondes ». Cette évolution serait le résultat d’un besoin plus grand d’efficacité.
Il va de soi qu’entre-temps une guerre biologique ou une guerre atomique de grande ampleur pourrait survenir, et dans ce cas nous aurions des cauchemars d’un tout autre genre que ceux-là.
Encore merci pour le livre,
Sincèrement vôtre,
Aldous Huxley
(1) A. Huxley était presque aveugle.
(2) Allusion aux termes d’Orwell dans « 1984 ».
(3) Peut-on enquêter plus loin sur la psychologie des politiciens, des soldats et des policiers que Shakespeare ne l’a fait ?