Je ne l'ai pas fini, mais j'apprécie beaucoup la lecture de
Philosophie de la maison, d'Emanuele Coccia (traduit par Léo Texier), sur l'extension du domaine de l'espace domestique hors des simples murs physiques de l'habitat. Bien aimé ce passage sur l'animisme des enfants et le cyber-animisme des adultes :
Un jour, ma fille a invité à dîner l'une de ses nombreuses amies imaginaires : ce sont pour moi les plus difficiles à identifier, parce qu'elles sont des âmes dépourvues de corps. Je crois avoir réagi de façon peu élégante à leurs intenses dialogues qui excluaient l'adulte de la table. Sans se laisser perturber ne serait-ce qu'un instant, Colette s'est alors tournée vers moi pour m'expliquer ce qui se passait : « Ne te fais pas de souci, papa, a-t-elle dit pour me rassurer, c'est normal que tu ne la voies pas, elle non plus ne te voit pas. » À cet instant, tout mon scepticisme s'est évanoui. Et mon esprit a implosé. Ç'a été pour la preuve définitive que ce que je croyais être une attitude « infantile » n'avait rien de naïf et de primitif : l'animisme de ma fille était une forme de connaissance complexe, fine et surtout réfléchie. Nous sommes habitués à penser que cette attitude disparaît avec l'âge, dès que la raison prend le commandement de nos vies. Pourtant, rien n'est moins sûr. Particulièrement aujourd'hui.
Quand ma fille est à l'école, je passe mes journées devant un objet étrange fait de polymères, de plastique, de céramique, de cuivre, de fer, de nickel et de silicium. Je lui parle longuement, parfois pendant des heures. Très souvent, cet objet me répond. Il le fait de façon articulée et souvent bruyante, dans diverses langues. À la différence du XIXe siècle, qui avait trouvé le nom de « spiritisme » pour ce type d'expérience, nous préférons parler, plus sobrement, de « sessions Zoom ». Nous ne voulons pas l'admettre, mais les ordinateurs et les téléphones sont autant de machines qui font de l'animisme une expérience ordinaire et banale. Pendant nos appels WhatsApp ou nos réunions Zoom, nous ne voyons pas un ordinateur ou un téléphone. Nous voyons des âmes, des sujets, des consciences encapsulées dans un corps qui n'est pas biologique. Il serait naïf d'abjecter que ce que ces machines nous adressent ne sont en réalité que des signes ou des représentations. Les paroles et les images sont autonomes dans l'être et le temps vis-à-vis de ce qu'elles représentent. Les présences qui infestent mon ordinateur ou mon téléphone ne le sont pas. Pendant de longues heures cet objet métallique se trouve visité et hanté par de multiples consciences. La technologie a empli les choses d'esprit. Il n'y a rien de particulièrement inquiétant dans cette espèce de cyber-animisme. Elle ne fait qu'étendre le mode d'être domestique à tous les artefacts : c'est pour cela qu'un téléphone ou un ordinateur sont des éléments domestiques même quand ils se trouvent hors du périmètre de nos appartements. En eux la matière s'anime comme elle le fait entre les murs du foyer.