Autant commencer par le livre le plus direct : Chimamanda Ngozi Adichie a perdu son père durant l'épidémie de Covid-19. Elle en tire un court livre,
Notes sur le chagrin (traduit par Mona de Pracontal). Elle raconte la violence du choc, l'impression de perdre pied, l'incompréhension aussi (elle avait vu son père en forme quelques jours plus tôt dans un appel Zoom. Moi aussi), la banalité des condoléances, les rigueurs administratives. Et les conditions sanitaires qui rendent tout plus difficile. Son expérience et la mienne ne sont pas proches (pas les mêmes cultures, pas les mêmes conditions, pas le même rapport au père), mais le ressenti est le même. C'est un très beau texte, le lire m'a fait du bien (et en écrivant ce mail, en butant sur chaque mot, je mesure aussi à quel point il a pu être difficile à écrire).
Le chagrin plaque sur moi de nouvelles peaux, fait tomber les écailles de mes yeux. Je regrette mes anciennes certitutes : Il va falloir que tu fasses ton deuil, bien sûr, que tu en parles, que tu t'y confrontes, que tu le traverses. Certitudes pleines de suffisance de qui n'a pas connu le chagrin. J'ai eu des deuils par le passé, mais c'est maintenant seulement que je touche au cœur du chagrin. Mais seulement que j'apprends, en cherchant à tâtons ses bords poreux, qu'il ne se traverse pas.
Plus loin :
Le chagrin n'est pas vaporeux ; il a du corps, il est oppressant, c'est chose opaque. Son poids est plus lourd le matin, après le sommeil : un cœur de plomb, une réalité obstinée qui refuse de bouger. Je ne reverrai jamais mon père. Jamais plus. J'ai l'impression de ne me réveiller que pour sombrer, encore et encore.
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L'éditeur Stock organise des résidences en musée d'une nuit pour écrivains, ce qui donne la collection “Ma nuit au musée”. Jakuta Alikavazovic, pour écrire
Comme un ciel en nous, a passé une nuit au Louvre, quelques jours avant le premier confinement. C'est à la fois le récit de sa nuit au musée, celle de son plan pour cacher quelque chose (mais quoi ?) dans le Louvre, et en même temps un récit plus personnel, sur son père, et l'amour qu'il y a entre eux.
Il faudrait, je suppose, commencer par l'amour. Un sentiment comme un ciel en nous. Et comme un ciel, toujours changeant. L'amour et les formes que nous essayons de lui donner. Pour le faire apparaître. Pour le fixer. Le fixer, c'est le trahir : toujours, il passe. Soit le sentiment change. Soit la forme qu'il prenait pour nous. Un corps, un visage qui maintenant a vieilli. Qui demain ne sera plus. Parfois l'amour subsiste, seul.
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Deux petits romans de César Aira :
Le Tilleul et
Esquisses musicales (tous deux traduits par Christilla Vasserot). Les deux, parus en même temps, sont bien jolis, mais c'est surtout Le Tilleul qui m'a marqué, récit plus ou moins autobiographique (comme toujours, difficile chez Aira de savoir dans quel sens va quoi que ce soit) d'une enfance en Argentine, dans un village au centre duquel trône un tilleul, et dont le père occupe une place à la fois centrale et auxiliaire.
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Fleurs, de Marco Martella, est un petit bouquin étrange, rempli de personnes réelles mais pourtant complètement fictif. Dans chaque chapitre (ou nouvelle ? peu importe), à thématique florale, l'auteur (qui dirige une revue sur les jardins) met en scène une rencontre autour d'un jardin ou de la nature. Jardins merveilleux, oniriques, impossibles, jardins rêvés, jardins obsessionnels, jardins hérités. Tout est teinté d'une sorte de mélancolie, ou peut-être est-ce ma lecture qui me le rend ainsi : depuis le début de l'année, j'ai beaucoup jardiné, pour créer un peu de vie chez moi, pour me rappeler une activité d'enfance aussi. C'est encore ce que je fais (ou que j'ai envie de faire) quand l'angoisse remonte (j'ai rempoté 3 plantes et planté une armée de bulbes depuis le début de la rédaction de ce post, je m'en rends compte en l'écrivant (non mais ça va, je vous assure)).
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Attiré par la perspective d'un inventaire à la Perec, une sorte de
La vie mode d'emploi mais pour de vrai, j'ai foncé sur
209 rue Saint-Maur, Paris Xe, autobiographie d'un immeuble, de Ruth Zylberman (passons sur l'usage du terme “autobiographie”, l'immeuble, peu importe ses qualités et ses défauts, n'étant pas encore capable de ce miracle). Ruth Zylberman retrace l'histoire du bâtiment (depuis avant sa construction) et de ses habitants, y compris durant l'Occupation. À la fois précis et émouvant. Elle en a également fait un documentaire,
Les enfants du 209 (que je n'ai pas vu).
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Trois titres pour changer un peu de registre (sans pour autant sombrer dans la joie et l'allégresse) :
- Dans quoi ranger Au printemps des monstres, le nouveau Philippe Jaenada (j'ai déjà dit à quel point j'aimais ses bouquins (et ses parenthèses)) ? En raison du volume de ses enquêtes, dans mon cas je les prends en ebook, car le m2 est cher à Paris. Néanmoins, je serais bien embêté si je devais les classer : roman ? polar ? essai ? Comme dans La petite femelle, Sulak et La Serpe, Jaenada raconte et détricote un fait divers, rend une profondeur à des personnes devenues, à force de raccourcis, des personnages de fiction dans la réalité. Et en parallèle, il se raconte lui, avec ses soucis et bonheurs d'écrivain parisien. C'était très bien. Néanmoins, la noirceur des différents protagonistes le rend difficile à aimer, ce bouquin.
- Plus facile à lire, plus facile à classer, plus rapide à finir : La Vénus de Botticelli Creek (de Keith McCafferty, traduit par Janique Jouin-de Laurens), 3e épisode d'une série de polars dans le Missouri, avec des amateurs de pêche à la mouche. Plan-plan mais sympathique, comme les précédents.
- J'ai été un ado avide lecteur de SF, j'ai beaucoup décroché depuis, j'ai même tendance à fuir la SF par principe, craignant de tomber encore sur une histoire de sauveur de l'humanité sous douze couches de worldbuilding. J'ai néanmoins dévoré les nouvelles de Plasmas, de Céline Minard, qui raconte des futurs du quotidien, horrifiques et normaux, à la fois plausibles et improbables.