Il était une fois cent pizzas
Au début du mois, à la faveur d'un plan com’ bien préparé, je suis tombé sur
un article vantant les mérites d'une pizzeria équipée d'un « robot qui prépare tout seul les pizzas ». Exactement comme une pizza surgelée, en quelque sorte, mais pour des pizzas à consommer tout de suite et avec le prix d'une pizza de resto. Commande, préparation, cuisson, service, tout est fait par une brave machine. L'article nous apprend que ce bras articulé peut fabriquer une pizza toutes les 45 secondes (deux fois plus lentement que
ce pizzaiolo qui dit détenir le record du monde avec sa margherita réalisée en 20 secondes, je ne la mangerais pas mais je ne suis pas tenté non plus par les pizzas robotiques en 45 secondes) et qu'il coûte 500 000 euros (soit vingt-cinq ans, allez non imaginons que le patron soit paye plus que le smic, quinze ans de salaire d'un pizzaiolo). Heureusement, l'entreprise espère être rentable
« sous 3 ans, dans l'hypothèse où [le] chiffre d'affaires atteint 900 000€ », un CA que j'imagine annuel (ce n'est pas précisé), ce qui revient tout de même un peu cher pour de la street food sans espace de restauration. Les trois fois où je suis passé (en faisant, par curiosité, un petit détour) devant cette merveille technologique (pensez donc,
« Le logiciel recrée un aspect “artisanal” en plaçant les ingrédients “de manière aléatoire”.», dixit l'article, une phrase qui parvient à être condescendante à plusieurs niveaux), il m'a hélas été impossible d'observer le robot en action (j'ai dû me contenter de
vidéos youtube). La première fois, à l'heure du déjeuner, le rideau était à moitié fermé (le théorème du verre ne peut pas s'appliquer dans ce type de cas : un commerce n'est pas à moitié ouvert ou à moitié fermé, il est ouvert ou fermé, et en l'occurrence fermé), au moins trois personnes (dont une avec un shell ouvert) s'activaient à réparer le brave robot (
« Comme beaucoup de robots, celui-ci n'est pas infaillible. Dans 97% des cas, tout se passe bien. Dans les 3% restants, si la machine déraille, une équipe redémarre le système à distance. », indique l'article). Le lendemain, toujours à l'heure du repas, le rideau était intégralement baissé. Hier soir, le rideau était de nouveau à moitié fermé, c'étaient cette fois cinq personnes qui turbinaient à l'intérieur. À l'heure où j'écris ces lignes, le site du robot indique qu'il est encore en maintenance. Ça fait 100% de downtime.
Si j'en parle, ce n'est pas simplement parce que c'est un crime contre la pizza (la pizza c'est l'amour, ça ne s'automatise pas), ni parce que c'est délicieusement idiot, ni une simple excuse pour reposter un lien vers
ce fil twitter de distributeurs insolites, mais aussi et surtout parce que je suis tombé sur l'article pendant ma lecture d’
Il était une fois sur cent : Rêveries fragmentaires de l'empire statistique, d'Yves Pagès
chez Zones (et donc lisible, de manière inconfortable certes, gratuitement en ligne).
Il était une fois sur cent est une suite de petits chiffres, de petites stats, associées à une explication absurde ou une digression. C'est personnel, souvent politique, parfois instructif, presque toujours drôle. La plupart des chapitres ne font que quelques lignes, rarement plus d'une page ou deux. En le lisant m'est revenu en tête le chapitre 51 de La vie mode d'emploi de Perec (enfin je ne me suis pas dit « ça me rappelle le chapitre 51 de La vie mode d'emploi dis donc, balèze », je suis allé regarder dans le bouquin à quel passage correspondait mon souvenir), où sont listées de manière synthétique toutes les histoires du livre.
Quelques extraits d’Il était une fois sur cent :
Et quitte à piétiner comme un ours en cage, me suis-je dit, autant nouer conversation avec nos gardiens, alignés à perte de vue, certains la visière du casque relevée, d'autres la tête nue. Sans lâcher ma modeste pancarte — « LA RETRAITE À 20 ANS, EXISTER ÇA PREND DU TEMPS » —, j'ai signalé au premier qui me lorgnait avec insistance n'avoir pas trouvé trace sur son harnachement d'un numéro de RIO (référentiel des identités et de l'organisation). Pourtant, ai-je ajouté, depuis un arrêté du 24 décembre 2013, le port de ce matricule est obligatoire, non ? Moue désinvolte en retour. Son immédiat collègue n'en portait pas non plus : « Et alors ? » Ce lui d'après pareil, pas trace des 7 chiffres réglementaires, juste un haussement d'épaules. Le suivant, en revanche, m'indiqua qu'il l'avait bien scratché à sa juste place, mais sous son lance-grenades en bandoulière. De proche en proche, j’ai poursuivi l’enquête de terrain avant d’en récapituler, malgré les premières salves lacrymogènes, un bilan provisoire : sur 107 gardes mobiles et CRS échantillonnés, 4 seulement arboraient la chose au bon endroit, soit 3,738318 % du panel. Preuve, me suis-je amusé à supposer en refluant à l’aveuglette, que les policiers peuvent être enclins à la désobéissance. Mais leur pseudo-mutinerie, me suis-je aussitôt objecté, n’est hélas pas l’indice d’une fraternisation avec la foultitude battant le pavé – comme ce fut le cas fin novembre 1947, devant la mairie de Marseille, entre usagers contestant l’augmentation du tarif des tramways et deux compagnies de CRS, dissoutes le mois suivant. Pour l’heure, cette résistance passive visait plutôt, non sans balancer en cloche quelques grenades de désencerclement, à maintenir l’anonymat de leur violence légitime.
Plus loin, sur les prénoms d'antan (et après m'être plongé dans ma généalogie, j'apprécie d'autant plus la multitude de prénoms d'aujourd'hui, qui permet de distinguer bien plus facilement Romain Machin de son père Romain Machin, fils de Romain Machin) :
NI TOUT À FAIT LE MÊME – Fut un temps où 25 % des gens s’appelaient Jean, de haute extraction ou de bas étage, entre gens du genre masculin s’entend. En outre, on dénombrait alors pléthore de Roland, de Martin, de Pierre et de François, puisqu’au terme du Moyen Âge 4 ou 5 prénoms suffisaient pour baptiser la moitié des garçons, quitte à repêcher dans les limbes celui d’un décédé précoce de la fratrie. À partir du XIIIe siècle, on délaissa les tournures païennes d’outre-Rhin ou les racines gréco-latines, adieu les Aymeric, Enguerrand, Leufridus, Théobald… on privilégia des prénoms christianisés, issus du seul calendrier des saints. Mais, afin d’éviter que trop de Jean ne se puissent confondre, on prit l’habitude d’y accoler un ou deux autres prénoms, et pareil pour que trop de Marc ne soient lus d’avance dans le même marc, trop de Pierre par le même ricochet, et trop de gueux qui feraient les mêmes Jacques.
Quant aux appellations féminines – même si les Jehanne avaient longtemps prospéré, puis les Marie à partir du XVe siècle –, elles étaient plus dépareillées pour la simplette et bonasse raison que le mâle primait en tout et pour tout. Et comme les nouvelles-nées comptaient pour moins que du beurre, le prénom de la petiote importait nettement moins. Sitôt mariée à M. Henri Machin ou Édouard de Truc-Chose, l’épouse deviendrait Mme Henri Machin ou Mme Édouard de Truc-Chose, femme de paille éponyme, aucune mémoire prénominale à léguer, elle était hors champ généalogique, treizième roue du carrosse familial, ce qui n’augurait pas du meilleur – porter la charrue avant les bœufs. Vu que, depuis des lustres, on se plaisait à inventer des sobriquets aux génisses une fois devenues vaches à lait, avec ces damoiselles, à peine le cordon coupé, pourquoi ne pas se laisser aller à des prénoms fantaisistes, sans peur du qu’en-dira-t-on ? Après tout, des filles rien ne s’hérite, ni biens ni mule, ça n’est d’aucune importance pour la lignée, alors autant faire assaut d’imagination. Ce fut la soupape de sûreté du foyer médiéval. Et pour ces infantes, il y avait l’embarras du choix, rien qu’à s’en tenir aux registres de baptême du sexe faible : A comme Archipiade, Arégonde ou Anglitoriane ; B comme Basine, Brunehilde ou Brisaine ; C comme Cunégonde, Cyrielle ou Caelia. Et pour le E majuscule, accentué ou pas, Époninie, Eulalie, Esclarmonde, voire, si on m’avait demandé mon avis, Etcætera.
Par contre, chez les garçons, plus de 15 % s’appelaient encore Jean vers 1900, à l’heure où feu ma grand-mère paternelle, native de Montcuq dans le Lot-et-Garonne, s’était fait baptiser, non pas Marie selon la nouvelle vogue, mais Zénobie, en l’honneur biblique d’une veuve échevelée d’un prince syrien et éphémère impératrice de Palmyre, la « nouvelle Cléopâtre du Moyen-Orient » selon quelque légende immémoriale. Et qu’on n’aille pas y déceler quelque contrepèterie scabreuse – du genre « Zob nié » –, Zénobie découlait de la transcription hellénique d’un dialecte local issu de l’arabe littéraire. D’ailleurs, Zénobie, ça la faisait voyager aux antipodes pendant qu’elle gavait ses oies et dépeçait ses lapins, à ma mémé paysanne et veuve précoce, après l’hécatombe de 14-18, même si, avec les temps modernes et ses convenances, on a fini par lui préférer son deuxième prénom, Jeanne, pour franciser cette native du pays d’oc, dont les jurons en patois ont émerveillé mon enfance, mais refermons cette parenthèse familiale…
Désormais, il n’est plus question d’hériter entre gentilshommes de prénoms médiévaux par homonymie consanguine, dégénérant à mesure que cette gent masculine en revenait toujours au même. Tant pis pour les virilistes de tous poils, cette logique patrilinéaire a fini par s’épuiser à la source, autrement dit le baptême en série de jean-foutre dominateurs ; tant mieux pour les braves et bonnes gens des deux sexes, maintenant qu’en France 90 % des prénoms sont dits rares, c’est-à-dire portés par moins de 3 000 personnes. Mais, déjà, certains fétichistes du calendrier voient cela d’un très mauvais œil. À leurs yeux écarquillés, si tous les parents se mettent à baptiser leur progéniture d’une façon inédite, imposant à l’état civil un blase sans pareil ou d’origine cosmopolite, sinon un pseudo d’emprunt télévisuel ou une pure bizarrerie phonétique, on risque d’y perdre nos racines chrétiennes, et les mâles généalogies qui s’y reproduisaient à l’identique. Et alors ? Bon débarras. Il n’est pas de sot sobriquet ou de sous-nom contre nature : Zénon, Zibeline, Zig ou… Zénobie. N’importe quel signifiant bricolé fera l’affaire, à chacun de l’incarner.
Et je ne peux pas faire autrement que vous citer trois notes de bas de page, l'un de mes outils favoris, dont les possibilités comiques sont merveilleusement exploitées ici. En tout début d'ouvrage :
On se passera donc de notes en bas de page, à quelques rares exceptions.
Vers le milieu :
Formalisation mathématique de la hiérarchie entrepreneuriale inventée outre-Atlantique par des hipsters aux barbes pyramidales. Sa malencontreuse assonance en français pourrait y faire entendre : « haine plus un ». (Cette note de l’A. est-elle vraiment nécessaire ? Note de l’Éd.)
À la toute fin :
À ce sujet, on se reportera à l’usage que fait Karl Marx du concept de general intellect au sein du chapitre « Fragment sur les machines » des Manuscrits de 1857-1858. (Impossible de résister à l’envie d’ajouter une notule au bas d’une page. Note de l’A.)