Je n'ai pas parlé de polar la dernière fois, c'est assez incompréhensible car c'est quand même une bonne moitié de ce que je lis. Rien de tel qu'un bon meurtre pour un sommeil apaisé.
Enfin bien sûr, ce n'est pas vrai : à part chez Agatha Christie, le meurtre et l'enquête sont rarement les parties les plus intéressantes d'un polar, ils ne sont qu'une excuse pour poser des personnages, une ambiance, et raconter un lieu et une époque.
Des exemples avec trois sorties récentes.
La longue marche des Navajos, par Anne Hillerman (traduit de l'américain par Pierre Bondil)
Cinquante ans que Joe Leaphorn et Jim Chee enquêtes sur les crimes commis en territoire Navajo. D'abord écrites par Tony Hillerman jusqu'en 2006, les aventures de la police navajo se poursuivent grâce à Anne Hillerman, sa fille. Le style a un peu changé, la formule reste la même : des crimes communs, mais des descriptions poussées des paysages, des gens et des coutumes, qui créent de fait une familiarité. À tel point que je ne me souviens pas le moins du monde de qui a tué qui, mais que j'ai des souvenirs précis de cérémonies religieuses auxquelles je n'ai pas assistées.
La maison du commandant, par Valerio Varesi (traduit de l'italien par Florence Rigollet)
Ce serait se méprendre que de croire que le personnage principal de Valerio Varesi est son policier, le commissaire Soneri. Certes, cet Adamsberg italien occupe l'essentiel des romans, il enquête, il mange (beaucoup, ça donne faim), vit, s'interroge. Mais ce qui occupe tout le reste de la place, qui se glisse dans tous les interstices, c'est la brume, qu'elle soit réelle ou métaphorique. Les polars de Varesi (et La maison du commandant encore plus) s'attachent tellement peu à l'intrigue que la résolution se fait le plus souvent par chance, et tout le reste est une dérive (dans le brouillard le plus souvent, donc) qui raconte la campagne italienne autour de Parme et les gens qui y vivent.
L'autre bout du fil par Andrea Camilleri (traduit de l'italien par Serge Quadruppani)
Décédé l'an passé, Andrea Camilleri était un très prolifique auteur sicilien, surtout connu pour les aventures du commissaire Salvo Montalbano, dans la petite ville fictive de Vigàta. Camilleri a créé toute une galerie de personnages à la fois impossibles et hilarants, qui m'ont beaucoup rappelé, avec moins de loups-garous certes, la fine équipe du guet d'Ankh-Morpork imaginée par Terry Pratchett. Mais ce qui distingue surtout les bouquins de Camilleri, c'est leur langue, y compris leur traduction. Camilleri écrit dans un mélange d'italien et de sicilien, et la traduction s'applique à conserver ces bizarreries, avec des tournures de phrases étranges, des mots inventés, des jurons magnifiques… Ajoutez-y un merveilleux sens du rythme et alors qu'importe si les enquêtes sont interchangeables (certains bouquins de Camilleri ont pratiquement la même histoire; ce n'est toutefois pas le cas de L'autre bout du fil, par ailleurs l'une des enquêtes les plus sérieuses car on y trouve en toile de fond les arrivées de migrants sur les côtes siciliennes) car on rit à chaque page.
L'incipit (et un peu plus, je vous le mets quand même) du précédent Camilleri, Le manège des erreurs, toujours traduit par Serge Quadruppani (j'espère ne pas faire d'erreurs en le recopiant, toutes les bizarreries que vous rencontrerez sont d'origine) :
À cinq heures et demie du matin, pas pile mais pas loin alentour, ‘ne mouche, qui semblait depuis longtemps canée, collée à la vitre de la fenêtre, ouvrit tout à coup les ailes, se les nettoya soigneusement en les frottant bien bien puis prit son envol et un peu après vira pour s'en aller se poser sur la table de nuit.
Là, elle resta un moment immobile à bader la situation, puis elle fonça dans la narine gauche de Montalbano qui dormait de bon cœur.
Dans son sommeil, le commissaire ressentit une désagréable démangeaison au nez et, pour se la faire passer, il se balargua 'ne puissante torgnole sur le visage. Mais, abruti qu'il était par le sommeil en cours, il n'en calcula pas la force, de sorte que le grand coup qu'il se flanqua eut deux résultats immédiats : celui de l'aréveiller et celui de lui écraser le nez.
Il se leva d'un bond en jurant à un rythme de mitraillette pendant que le sang lui giclait comme d'une fontaine, il s'aprécipita à la cuisine, ouvrit le frigo, agrippa deux glaçons qu'il appliqua à la racine du nez et s'assit en gardant la tête en arrière.
Au bout de cinq minutes, le sang se tarit.
Il passa dans la salle de bains, se lava le visage, le cou et la poitrine et retourna se coucher.
Il venait tout juste de fermer les yeux quand il sentit une démangeaison toute pareille, mais cette fois dans la narine droite. Manifestement, la mouche avait décidé de changer de zone à explorer.
Que faire pour éliminer ce grandissime tracassin ?