Sylvie Bagarie, grande lectrice, partage ses découvertes.
Jorge Semprun avait 20 ans lorsqu’il a été arrêté, sur dénonciation. Espagnol de naissance, exilé en France, étudiant du lycée d’Henri IV, lauréat du concours général de philosophie, il s’était engagé dans la résistance communiste.
Il découvre à Buchenwald ce que c’est que de vivre sa mort, d’être traversé par elle. Pourtant pendant les 18 mois passés dans le camp, il ne connait pas une minute d’angoisse, porté par une insatiable curiosité. C’est en rentrant en France après sa libération qu’il est envahi par « l’angoisse la plus nue ».
Très vite il tente d’écrire mais il n’y parvient pas. L’écriture l’entraine vers la mort. Alors que Primo Levi avait trouvé là de quoi apaiser sa mémoire, Jorge Semprun ne parvient à vivre qu’au prix d’une amnésie volontaire. « La vie était encore vivable. Il suffisait d’oublier, de la décider avec détermination, brutalement. Le choix était simple : l’écriture ou la vie. »
Pourtant, il est aussi des cas ou la mémoire est un baume. Il raconte, dans des pages bouleversantes, la mort de son ami et ancien professeur, le sociologue Maurice Halbwachs : « Je lui parlais de ses cours à la Sorbonne, autrefois. Ailleurs, dans une autre vie, la vie. Je lui parlais de son cours sur le potlach. Il souriait, mourant, son regard sur moi, fraternel. »
Finalement, après toute une vie, le 11 avril 1987, jour de la libération de Buchenwald, Jorge Semprun se rend compte qu’il peut enfin écrire à la première personne et raconter. « Malgré les détours, les ruses de l’inconscient, la stratégie de l’oubli ; malgré les fuites en avant et le brouillage du souvenir ; malgré tant de pages déjà écrites pour exorciser cette expérience, la rendre au moins partiellement habitable ; malgré tout cela le passé conservait son éclat de neige et de fumée, comme au premier jour. »
Jorge Semprun, L’écriture ou la vie, Folio
— Sylvie Bagarie