Je n’ai jamais été aussi consciente de ce que je touche, quelles surfaces, quelles aspérités, quelles textures, si je m’appuie ou non, si d’autres ont pu y poser la main ou pas, avec ou sans sueur. Il est loin le temps où je pouvais envoyer des textos tout en faisant des courses. Moi qui croyais qu’avant - je veux dire la semaine dernière - on se touchait déjà peu, que le contact physique était en voie de disparition. Il nous en restait sous le coude en fait.
Un médecin m’avait alertée voilà quatre ou cinq ans : « vous avez remarqué, dans le métro ? Certains font exprès de tomber à moitié sur leur voisin pour avoir un contact physique, » m’avait raconté la gynécologue dans son cabinet de la Place Vendôme. « Les gens se touchent de moins en moins. Ils ont de plus en plus peur du contact. En même temps, ils en ont besoin. »
Les caisses de supermarché sont devenues automatiques, des robots « intelligents » aident à la maison. Avec la 5G, on opèrera bientôt de plus nombreux patients à distance. Les jeunes font moins l'amour qu'avant, rivés à leur smartphone, seuls dans leur chambre (cf cet
article de The Atlantic, entre autres). Un certain
« hygiénisme social » a été réactivé au début des années 90, au moment des années Sida, engendrant une peur d'être touché, explique le philosophe Bernard Andrieu, coauteur d’
Enseigner le corps, dans un article du Monde. L'ambiance #metoo et les craintes de poursuites sont passées par là aussi. Aujourd'hui, un enseignant réfléchit à deux fois avant de poser la main sur l'épaule d'un élève. Pour le meilleur, et pour l'excès.
La gynéco de la Place Vendôme observait une autre nouveauté, dans son cabinet : « Les femmes que je reçois maintenant s’excusent quand elles ne sont pas épilées… Ce n'était pas du tout le cas avant. On dirait qu’elles refusent leur animalité. » Pour une gynéco bcbg, elle y allait fort. Cela dit, elle n’avait pas tort de faire un lien entre le toucher et le poil puisque c’est ce petit dernier qui permet, via la peau, de ressentir le plaisir. Sans lui, pas de frissons. Avis aux amateurs d'épilation intégrale.
Le processus est connu : l’ocytocine est libérée sous l’effet de la caresse. La peau est donc l’organe du plaisir, l’organe sexuel par excellence - oui, la peau est un organe -, qui peut devenir érogène sur toute sa surface. Mais l’ocytocine augmente également l’intérêt pour la relation. Autrement dit, le toucher procure du plaisir et engage à tisser des liens. Un enfant qu’on ne touche pas suffisamment devient rapidement dépressif et ralentit son développement psychoaffectif. Il peut en mourir.
Pour travailler sur la douleur, des scientifiques ont eu besoin de provoquer en laboratoire une hypersensibilité colique chez une souris de quelques jours, m’a expliqué Marcel Crest, qui a dirigé le Centre de Recherche en Neurobiologie et Neurophysiologie de Marseille (CRN2M), l’une des seules équipes de neuroscientifiques à travailler sur la peau. Cette hypersensibilité se traduit par un inconfort digestif récurrent. Pour obtenir ce résultat, les chercheurs ont séparé la jeune souris de sa mère, la privant de tout contact physique avec elle. En quelques jours, les douleurs abdominales se sont installées, irrémédiablement.
Il faut dire que la peau est le seul organe à être issu du même tissu embryonnaire que le cerveau dans le ventre de la mère, m’a aussi expliqué Marcel. C’est le premier sens qui s’installe chez l’embryon pendant la grossesse et le seul à être fonctionnel dès la naissance: l’enfant prend plaisir aux sensations tactiles alors qu’il ne voit pas et qu’il entend peu. Le cerveau se construit sur la base des stimulations extérieures - l’enfant touche, écrase, palpe pour faire connaissance avec ce qui l’entoure -, d’où l’importance des sollicitations répétées de la peau. Même confinés.
— Elsa Fayner