Tous ces transports que nous ne prenons pas. La cantine. La pause cafĂ©, la pause clopes. SupprimĂ©es. Tout ce temps libĂ©rĂ©. Et pourtant. Depuis mardi dernier, une fois la sidĂ©ration passĂ©e, rapidement jâai rempli mes journĂ©es. Comme avant.Â
On en revient au
« divertissement » pascalien : nous cherchons des mĂ©tiers palpitants, des promotions, des relations, des occupations pour nous garder suffisamment distraits et ne pas nous poser de questions potentiellement terrifiantes sur le « malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misĂ©rable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de prĂšs ». Ca câest la version pour quand on a envie de dĂ©primer. La version des autres jours, câest celle des oeufs et du panier. Je mâexplique, ou plutĂŽt je laisse le psychiatre et psychanalyste Robert Neuburger (quand on est fan..) expliquer : « il ne faut
pas mettre tous ses oeufs dans le mĂȘme panier, » conseille-t-il trĂšs sĂ©rieusement
quand on lâinterroge sur les sentiments dĂ©pressifs :Â
« Les sentiments dĂ©pressifs correspondent Ă quelque chose de profondĂ©ment humain. A savoir : le vide sur lequel nous sommes construit. Tout le monde sait quâun beau jour nous ne serons plus lĂ . Ce qui se traduit par lâangoisse existentielle. Nous savons quâelle existe, mais nous ne voulons pas trop le savoir. Donc nous nous agitons, nous crĂ©ons des relations, nous nous inscrivons dans des courants⊠» Cet investissement dans ces « cercles dâappartenance » - famille, amis, entreprise, association, etc. - est nĂ©cessaire pour construire ce que le psychanalyste appelle le « sentiment dâexister », celui qui nous permet de nous sentir le droit dâĂȘtre lĂ , de faire des projets, de nous tenir debout sans trop nous effondrer. « Diversifiez vos investissements, » conseille-t-il donc. « Sans trop vous disperser non plus. »
Chercher du travail, en avoir en mode dĂ©gradĂ©, faire l'Ă©cole aux enfants⊠OĂč commence la dispersion, surtout quand nous disposons aujourd'hui des outils pour nous accompagner dans cette dĂ©marche d'optimisation ?
Nous sommes devenus des Taylor de nos propres vies, faisait remarquer en 2016 le
Guardian dans un passionnant
article : nous « gĂ©rons » notre temps pour ne laisser aucun vide, aucune place Ă l'inattendu, Ă lâennui, au rien. « La doctrine de la âgestion du tempsâ
promet le contrĂŽle dans une sociĂ©tĂ© oĂč nous en manquons : nous sommes de moins en moins soutenus par les liens sociaux de la religion ou de la communautĂ©. Nous sommes Ă©galement moins soutenus par notre entreprise », Ă©crivait le journaliste. « Ă lâĂšre de lâemploi instable et des multiples crises Ă©conomiques,
nous devons constamment dĂ©montrer notre utilitĂ© en effectuant des efforts frĂ©nĂ©tiques pour dĂ©crocher des âmissionsâ et des âprojetsâ. La ââgestion du tempsââ promet de le faire avec le sourire, voire mĂȘme de vivre une vie pleine de sens, Ă©panouissante, Ă©quilibrĂ©e tout en courant pour gagner notre vie. Il suffit de savoir lâoptimiser. »
Ironie de la situation, au XIXe siĂšcle,
le terme de « management » a été forgé pour la sphÚre domestique, pour décrire le soin apportés aux animaux de la ferme, aux enfants, aux vieillards, rappelle Thibault Le Texier,
auteur du Maniement des hommes. Un bon manager â câĂ©tait alors souvent une bonne mĂ©nagĂšre â devait ĂȘtre industrieux et organisĂ©. Ce nâest quâau milieu du XIXe siĂšcle que le terme a commencĂ© Ă ĂȘtre employĂ© par des mĂ©caniciens pour parler de la manipulation de leurs machines, puis du travail lui-mĂȘme. Il se pourrait que le confinement nous ramĂšne aux origines du management :)
Rappelons toutefois que les méthodes de Taylor donnaient en usine des résultats encourageants dans les premiers temps mais laissaient rapidement les travailleurs trop épuisés pour pouvoir continuer.
â Elsa Fayner